










Bacău, Roumanie, 2025. Dans la cour de l'école de ce chef-lieu de la région de Moldavie, une des plus pauvres du pays, une réalité est palpable mais souvent tue. De nombreux enfants rentreront ce soir dans une maison où ils seront accueillis par leurs grands-parents, un oncle, ou parfois un voisin. Leurs parents, eux, sont à des milliers de kilomètres, en Italie, en Espagne ou en Allemagne, à travailler sur des chantiers ou à s'occuper de personnes âgées. Ce sont les "copii singuri acasă" (les enfants seuls à la maison), ou plus crûment les "orphelins du travail". Un phénomène social d'une ampleur dramatique, conséquence directe de l'émigration massive qui a saigné la Roumanie depuis son entrée dans l'UE.

Pour des millions de Roumains, partir travailler à l'étranger n'a pas été un choix, mais une nécessité économique. L'argent envoyé au pays – les "remesas" – a permis de construire des maisons, de payer des études et de sortir des familles entières de la précarité. Mais ce succès matériel a un coût psychologique et social exorbitant pour la génération laissée derrière.
Les études menées par des ONG comme Salvați Copiii (Sauvez les Enfants) sont alarmantes. Les enfants privés de la présence parentale sur de longues périodes présentent des taux significativement plus élevés de dépression, d'anxiété, de décrochage scolaire et de troubles du comportement. L'absence d'affection et de supervision parentale quotidienne ne peut être comblée par des appels vidéo et des colis. "Le grand-père peut s'assurer que vous faites vos devoirs, mais il ne peut pas remplacer une mère pour parler des problèmes de l'adolescence", confie une psychologue scolaire.
La prise de conscience de ce drame silencieux a progressé, mais les réponses restent insuffisantes. Les grands-parents, souvent âgés et fatigués, sont dépassés par le rôle de parents de substitution. Ils n'ont ni l'énergie, ni toujours les compétences pour gérer les défis de l'éducation moderne, notamment les dangers d'Internet.
L'État roumain tente de mettre en place des programmes de soutien psychologique dans les écoles et des centres de jour, mais les moyens sont limités et la couverture est inégale, surtout dans les zones rurales les plus touchées. Certaines initiatives voient des parents revenir au pays après des années à l'étranger, tentant de reconstruire un lien distendu avec des enfants devenus des adolescents qu'ils connaissent à peine. Ces retrouvailles sont souvent complexes et douloureuses.
Conclusion Le phénomène des "orphelins du travail" est la face la plus sombre de la liberté de circulation européenne et des inégalités économiques qui persistent au sein de l'Union. La Roumanie paie un lourd tribut social à son développement économique. Pour cette génération d'enfants, les blessures de l'absence risquent de laisser des cicatrices durables, affectant leur propre avenir et celui du pays tout entier. Alors que le débat sur le retour des cerveaux ("brain gain") s'amorce, la question la plus urgente est peut-être celle du retour des cœurs, pour réparer des familles fracturées par des années de séparation.