










Le Salvador de Nayib Bukele est devenu un laboratoire politique dont les résultats captivent l'Amérique latine. Sous le slogan de la "guerre contre les gangs", le président salvadorien a réussi à réduire drastiquement la criminalité, un fléau qui a gangréné la région pendant des décennies. Son approche, combinant une répression féroce, des mesures d'état d'urgence et une communication directe et omniprésente sur les réseaux sociaux, a rencontré un écho favorable auprès de millions de citoyens latino-américains, lassés par la corruption et l'insécurité. Cependant, ce modèle, surnommé le "bukelisme", repose sur un contournement des normes démocratiques et un affaiblissement des contre-pouvoirs, ce qui suscite de vives inquiétudes.
À travers le continent, de la Colombie à l'Équateur en passant par le Honduras et le Costa Rica, des figures politiques s'inspirent ouvertement du "modèle Bukele". Ils promettent des mesures de sécurité musclées et une main de fer contre le crime organisé, quitte à sacrifier certaines libertés civiles. Le président équatorien, notamment, a déclaré un "conflit armé interne" pour faire face à la violence des gangs, tandis que d'autres candidats aux élections régionales et nationales affichent leur admiration pour les résultats obtenus au Salvador. Pour une population qui vit dans la peur constante, la promesse d'une vie plus sûre est souvent plus attrayante que la préservation de principes démocratiques abstraits.
Cette tendance met en lumière un paradoxe central de la démocratie latino-américaine : la désillusion croissante face aux institutions traditionnelles. Les partis politiques, souvent perçus comme corrompus et inefficaces, peinent à convaincre, laissant le champ libre à des outsiders charismatiques qui promettent de "rétablir l'ordre". Le "bukelisme" capitalise sur ce sentiment, en se présentant comme une solution pragmatique et rapide, loin des lenteurs et des compromis de la politique conventionnelle. L'utilisation massive des réseaux sociaux par ces leaders leur permet de contourner les médias traditionnels et d'établir un lien direct avec leurs partisans, renforçant leur image de héros populaires.
Cependant, les critiques ne manquent pas. Les organisations de défense des droits humains dénoncent les arrestations arbitraires de milliers de personnes, la surpopulation carcérale et les violations des droits fondamentaux. Elles estiment que la paix sociale obtenue au Salvador est précaire et qu'elle risque de se fissurer si les causes profondes de la criminalité, comme la pauvreté et les inégalités, ne sont pas traitées. De plus, l'affaiblissement du pouvoir judiciaire et législatif dans les pays qui adoptent ce modèle pourrait ouvrir la voie à des dérives autoritaires. L'élection récente de juges à la Cour suprême du Mexique par le parti au pouvoir, avec une faible participation électorale, illustre cette tendance au contrôle des institutions.
Le "phénomène Bukele" est un symptôme des maux qui affligent l'Amérique latine : un État de droit fragile, une corruption endémique et une violence persistante. Son expansion est un signal d'alarme pour les démocraties de la région. L'enjeu est de taille : comment garantir la sécurité des citoyens sans renoncer aux principes de liberté et de justice qui sont le fondement de toute société démocratique ? La réponse à cette question déterminera si l'Amérique latine se dirige vers une ère de stabilité autoritaire ou si elle parviendra à construire des démocraties plus résilientes et plus justes.